Histoire
sans « O »
Christine Borie
Dès le premier
regard, c’est le camaïeu des verts qui m’aspire, du vert anglais se déclinant
en multiples nuances, passant par les verts militaire, empire, kaki, mélèze,
lichen, sauge, pin, absinthe, amande, tilleul, se répandant jusqu’au vert d’eau
translucide. C’est d’autant plus curieux que je sais que Vincent n’a pas
utilisé de vert. Il s’est acharné à mélanger du bleu de Prusse à de multiples
jaunes jusqu’à ce que, de sa surprenante palette, naissent les nuances qui se
révèlent à présent à mes yeux fascinés. Entre les deux battants de chêne brun
s’écartant tels deux gardiens révérencieux, un visiteur s’est arrêté et feuillette
sa gazette. Les verts du paysage se reflètent dans le bleu de ses vêtements dans
une telle fluidité que l’individu et ses habits semblent être nés du feuillage
des arbres. à l’inverse, la
teinte bistre des tenues de quelques femmes suggère l’accablement, mais ce
n’est qu’une erreur de jugement de ma part : languissamment assises sur
des bancs, abritées par les arches feuillues, elles se délassent et fuient la
chaleur extérieure, rêvant certainement à des cieux plus cléments qui daigneraient
déverser la pluie tant espérée. Le jardin d’Arles m’invite, je ne peux résister
à sa silencieuse prière. Je brûle de l’irrépressible envie de suivre cette
femme, celle qui se dirige vers l’embranchement du chemin, faisant trainer sa
jupe sur l’allée tapissée de jaunes, paille, sable, blé, safran, égrenés par
les arbres. Je respire et j’aspire à livrer à mes yeux émerveillés ce qui se
cache au-delà de la fraiche charmille. Je me laisse entraîner, visiteuse
égarée, et me glisse entre les murs du temps. Vincent s’est tenu là. C’est là qu’il
a peint sans relâche, durant de chaudes après-midi, en cet été de mille huit
cent quatre-vingt-huit. C’est là qu’il s’est révélé, là qu’il s’est transcendé
afin d’atteindre l’excellence, là qu’à l’acmé du génie sa vie a basculé.
Mutilé, perdu dans les égarements d’un esprit brisé par la certitude de sa
perfectibilité, il ne saura jamais que de sa frénésie est née l’éternité. Cheminant,
je le cherche. Je sais que je vais le surprendre au-delà de l’allée, un pinceau
dans une main, dans l’autre sa palette, mélangeant les pigments infatigablement
jusqu’à faire naître d’audacieux mariages d’étincelles et de nuit, plissant les
yeux, le faciès buriné par la lumière de feu. Quand je l’apercevrai, je me
recueillerai, l’admirant en silence, et, après quelques heures de muette
ferveur, lui dirai simplement : « Vincent, merci… ». Il ne
peut en être autrement. J’avance et je discerne maintenant les chants,
inaudibles jusqu’à présent, de centaines de mésanges s’ébattant à l’abri de la
feuillure. Légère sérénité, bienveillante quiétude. La sente ambrée se ramifie,
j’hésite, puis, habitée par quelque mystérieuse prescience, bifurque à gauche. C’est
là qu’il venait, j’en suis persuadée. Je ressens sa fureur créatrice qui
traverse les âges. J’arrive enfin en haut de la pente, m’assieds auprès d’un
immense sapin quand, brutalement, je suis déracinée, vite, démesurément vite. Mes
yeux suivent le jardin qui fuit vers l’infini. Le jaune de l’allée se dilue
dans le vert. Le paysage est aspiré, le chemin, les bancs, les femmes, le
visiteur et sa gazette, la barrière s’abîment dans le vide, les chants des
passereaux s’amplifient puis s’éteignent, tandis que je suis balayée tel un
fétu de paille.
- Missen ?
Un vertige
m’assaille. Je cligne un peu des yeux, me redresse lentement, replace ma tête :
je la sens bizarrement à l’envers.
- Missen ?
Une main me presse
délicatement l’épaule.
- Missen, het is
sluitingstijd !
Je regarde en
arrière, lentement, gauchement, pendant que le carrelage s’empare derechef des arches
de mes pieds. Je prends appui auprès du mur, hagarde, essayant de saisir
l’inepte charabia que m’adresse l’intrus un tantinet inquiet. Sur quelle
planète ai-je atterri ? Quel est ce sentiment bizarre de naufrage, de
perte de repères ?
- Zal het niet ? Missen ?
Dans une
brumeuse fulgurance, je réintègre enfin cette peau que j’avais désertée :
- Dank u… het is niets. Ik heb
alleen een beetje warm.
D’une pauvre
mimique, j’assure le grand gaillard penaud que je vais bien, que j’ai
certainement été victime de la chaleur ambiante et le prie de m’excuser de ne
pas m’être inquiétée de l’heure imminente de fermeture. Puis, jetant un dernier
regard au tableau « L’entrée du jardin public à Arles », je salue
hâtivement, mais le plus gracieusement qu’il m’est permis sans être ridicule, le
gardien du musée d’Ede.