La grêle
« Toute
la journée, nous aurons des pluies de grêle ». Et pourtant, elle l’aime
bien son petit port, ses chalutiers, son air salé. Son marché, ses galettes,
ses saucisses, sa pluie. Une pluie battante. Une pluie sans répit. Le vent, la tempête,
le froid, elle vit cela depuis des années. Depuis qu’elle est gamine, elle est
trempée. Elle en a assez de ces hivers, de cette grisaille, de cette torpeur.
De cette eau qui l’engloutit.
Et puis,
maintenant la radio annonce la grêle. Sans hésiter, elle appelle l’agence, pour
prendre rendez-vous.
Devant le
bar-tabac déserté, elle attend sous son parapluie. Un parapluie rouge qu’elle
possède depuis des années. C’est pour cela qu’il l’appelait : « mon
petit chaperon rouge ». Elle n’était pas revenue devant le bar depuis sa
fermeture, et cela lui est étrange de le voir fermé, mais elle était sûre qu’il
ne tiendrait pas. C’est normal dans un sens, car ce n’était pas un vrai
patron. Tous ses copains buvaient à ses frais. C’était pourtant un
brave gars, il avait le cœur sur la main. Mais l’argent ce n’était pas son
affaire. Lui ce qu’il aimait, c’était rire, faire la fête, se soûler parfois en
fin de soirée. Il était toujours souriant, toujours content, dommage qu’il soit
parti.
Il est
parti, personne ne sait où. Un beau matin, il a fermé son bar, il a tiré le
rideau de fer et il a disparu. Depuis quelques jours, il y a un panneau :
« fonds de commerce à céder ». Nul n’imagine qui cela peut
intéresser, car la pluie n’invite pas à sortir, même pour aller jusqu’au café.
Un mois
avant la fermeture du café, elle a décidé de ne plus jamais revenir. Elle n’a
même pas demandé son solde. Il ne l’a plus jamais revue, et il n’a pas cherché
à savoir ce qui s’était passé. Pourtant, elle l‘aimait bien, ce sont ses amis qu’elle
ne pouvait supporter. Ceux qui passaient leur journée devant le comptoir et ne
payaient jamais. Jamais un sourire, jamais un pourboire.
Aujourd’hui
elle attend l’agence immobilière. Du jour où elle a vu qu’il essayait de céder
son fonds de commerce, elle a attendu qu’il grêle pour se présenter comme si
elle était intéressée et a demandé à visiter. Elle a fait valoir que son oncle
tenait un bistrot et qu’il allait lui prêter de quoi reprendre l’exploitation.
Et ça a marché, il faut dire que les clients ne doivent pas se bousculer.
La voilà
c’est sûrement elle. La femme blonde, c’est sûrement l’agence. Une blonde
habillée comme il faut. Elle ressemble à une vendeuse d’agence immobilière, et
puis, elle a des clés plein les mains. Elle arrive juste avant que la grêle ne
s’abatte sur la ville.
La
vendeuse montre la salle. Les rideaux, le chauffage, les tables, les chaises,
et le bar un peu usé, elle connaît tous les détails. Elle lui demande combien
ça coûte les chaises et les tables en plus.
Elle file
à toute vitesse, au fond du cagibi il y a une petite porte. La véranda est bien
cachée, sous la verrière, il y a juste de quoi pour un petit matelas. C’est là
que pendant tout un hiver, elle a entendu la pluie tomber. Dans ses bras elle
s’agrippait. Le monde devenait alors meilleur, elle avait l’impression de
chaleur, de soleil, de bonheur. Ce petit coin c’était à elle. Ses bras bien
musclés, elle les a possédés.
Le bruit
de la grêle sur le toit en verre. C’est pour cela qu’elle est revenue. C’est
cela qu’elle voulait entendre. Ce bruit là il lui prend le corps. Ils arrivent,
ils accélèrent, ces grêlons, comme des chevaux fous au galop. Ils vont la
piétiner, c’est trop. Elle se souvient comme elle avait peur. Elle se souvient
comme elle hurlait. Maintenant elle voudrait pouvoir crier. Crier pour les
arrêter. Crier pour qu’il l’enlace. Crier pour qu’il l’embrasse.
Crier pour
qu’il sache que si elle n’est plus venue, ce n’est pas sa faute. Qu’elle l’aime
plus que tout autre, mais que ses amis sont des malotrus. Que chaque fois qu’il
avait le dos tourné, ils la chambraient méchamment. Ils lui disaient qu’elle en
avait à son argent. Une fois ils ont même dit que chaque soir il la payait.
Elle n’a
pas voulu les dénoncer, car il y tenait tellement qu’il ne l’aurait pas crue.
Elle est partie, partie sans dire mot, pensant qu’il viendrait la rechercher.
Un courant
d’air. La grêle qui redouble. Elle court fermer la porte ouverte par le vent.
Il est là. Tout blanc de grêlons. Il la serre dans ses bras.