La répétition
C'est toujours
la même histoire. Depuis que je me suis inscrite sur ce site, je me retrouve
périodiquement devant mon miroir, les cheveux mouillés enveloppés d'une
serviette nouée en turban, en train d'accomplir tous les rituels magiques
destinés à faire de moi la belle femme dans la force de l'âge que je n'ai
jamais été. Puis je prends le métro pour
aller -rituellement aussi- à Odéon, au café les Editeurs. C'est ce que l'on
appelle un premier rendez-vous.
L'homme est
assis déjà (j'arrive toujours dix minutes en retard) non loin de la grosse
horloge qui m'est chère et en un regard, je fais pour ainsi dire le tour du
propriétaire, j'inscris en moi les traits de son visage -qui est parfois
gracieux, parfois terne et plat comme un paysage de Beauce, mais
qu'importe ? Je commande un Perrier rondelle – le verre de vin viendra
plus tard. Il prend souvent un expresso, ou un Schweppes. Il me pose des
questions sur mon métier. Ah mon métier, source inépuisable de conversations.
Je suis guide touristique au Louvre et au musée d'Orsay. Je fais découvrir les
trésors de notre patrimoine artistique à une armée de touristes – le plus
souvent américains, et enthousiastes.
C'est toujours
la même histoire. L'homme a divorcé, il a deux grandes filles étudiantes, ou
bien une fille qui travaille, et un fils
plus jeune, né sur le tard et qui est encore au collège – il nomme le collège
si cela peut exciter mon snobisme, ou mon admiration. Il nomme a fortiori le
lycée. L'homme me pose la question et vous, avez-vous des enfants ?
Silence poli. Ou bien plutôt rire convenu, « le moment ne s'est jamais
présenté. » Qu'il ne se fasse aucun souci,
je ne tomberai pas enceinte en douce juste avant la ménopause...
A son tour de se
présenter. Il est cadre dans une boîte, ou bien fonctionnaire, ou encore
commercial – si c'est le cas, il sait se mettre en valeur, le marketing n'a
aucun secret pour lui. Toujours lui manifester de l'intérêt. Avant d'ajouter,
avec une pointe de perfidie : « ce n'est pas le métier qui compte
pour moi, c'est la personne ». Et voilà le moment où le serveur vient
apporter l'addition. Le devancer en allant aux toilettes, au premier étage. Si
l'homme a un peu d'éducation, il paiera pour nous deux. La phrase ne lui a pas
convenu, ni ma disparition subite au moment où l'addition est arrivée ? Il
prend congé, prétexte un manque de temps, formule un hypothétique « à
bientôt » qui peut signifier « à jamais ». A-t-il apprécié mon
humour cinglant et ma façon bien à moi de m'éclipser au moment de sortir mon
porte monnaie ? Il me propose un petit tour pour se « dégourdir les
jambes ».
C'est toujours
la même histoire. On se dirige vers le jardin du Luxembourg, ou vers la place
Saint-Sulpice. Je ne manque pas de faire étalage de ma science. Je mentionne
Marie de Médicis qui aimait les jardins à l'italienne, ou encore Anne
d'Autriche qui posa la première pierre de l'église Saint-Sulpice. L'homme
marche à mes côtés, hésitant, craignant de passer pour un frustré en mal de
contact – il ne me prend pas la main.
On se quitte au
croisement de la rue Guynemer – où je peux reprendre mon bus. Dans les heures
qui suivent, il envoie un petit texto parfois. « Merci pour ce moment
précieux ». En voilà un impatient ! Ou bien il n'envoie rien. En
voilà un goujat !
Pour notre
deuxième entrevue, il me propose un restaurant, si possible en terrasse. J'ai
mis une robe noire et un gilet rouge. Son pull est négligemment posé sur ses
épaules. Je mentionne les terrasses de Montpellier, celles de Syracuse. Il
s'égaie, me parle plus longuement, cherche à savoir « ce que j'attends
d'une relation ». Alors les souvenirs me reviennent, poignants. Avant,
j'ai été en couple. Avec un homme que j'aimais, et dont je croyais qu'il
m'aimait. Ensemble, nous avons franchi le cap du premier café, du premier
restaurant, puis de la première nuit – le rouge me vient aux joues. Ensemble,
nous sommes restés cinq ans, jusqu'au jour où il m'a quittée pour une autre
femme. Depuis, je recherche son image auprès d'autres hommes. Mais personne ne
l'égale.
C'est toujours
la même histoire. Enhardi par ses propres paroles, l'homme glisse ses doigts
contre les miens. Leur contact me brûle. Je retire vivement mes doigts.
« Que me vaut cette familiarité ? » Il se rétracte, un éclair
d'incompréhension se lit dans ses yeux. « Mais je croyais... j'avais cru
sentir... » Qu'avait-il cru ? Qu'une nuit avec moi se monnayait avec
un bon repas ? « Vous croyiez mal ».