Le dernier des derniers.
Il est 17h02,
les consultations sont ouvertes depuis deux minutes et quand je pénètre dans la
salle d'attente, cinq personnes sont déjà là. Je déteste immédiatement ces cinq
personnes. Du simple fait de leur présence, qui me promet une longue, très
longue attente. Je les déteste aussi à cause des regards apitoyés qu'ils
m'adressent. Je leur fais pitié? Dans ce cas, qu'ils me donnent leur place!
Dans la vie, je suis plutôt quelqu'un de bien. Je suis pour le partage, je cède
ma place dans les transports en commun, je donne de l'argent aux mendiants.
Pourtant en cet instant, la simple perspective d'attendre plus que les autres
me met en rage. Curieux tout de même, comme l'égoïsme bien discipliné choisit
toujours une broutille pour se rebiffer. Telle une bête en sommeil indifférente
au vacarme, mais qui sursaute en entendant la porte grincer.
Je maugrée un
bonjour de pure forme et j'avise une chaise libre entre deux types. L'un vieux,
l'autre jeune. Je me situe entre les deux, au propre comme au figuré. Remarque
qui n'a d'autre but que me distraire de ma mauvaise humeur. Mais la bête
réveillée n'en a pas fini de grogner, et elle a d'autres distractions à me
proposer. Par exemple, faire le compte de tous les efforts que j'ai fournis
pour arriver à l'heure, et qui n'auront servi à rien. La vaisselle laissée en
plan dans l'évier, le pain que je n'ai pas pris le temps d'acheter. A tous les
coups, la boulangerie sera fermée quand je sortirai. Ou alors, ouverte, mais
dévalisée. Ne restera sur les étals que cet infect pain noir dont personne ne
veut jamais, moi le premier. Ah non c'est vrai, je suis le dernier. La
bête a de l'humour.
J'essaie de
deviner l'ordre d'arrivée de mes compagnons d'attente selon l'expression qu'ils
affichent. Au premier tour d'horizon, je constate que certains regardent déjà
leur montre, sans doute pour évaluer dans quelle mesure, aujourd'hui, le toubib
agréera sa réputation de retardataire.
En attendant,
j'ai déjà trouvé l'avant-dernier. Ses bras croisés sont posés en surplomb de
son énorme ventre, signe à la fois de résolution - et de résignation. Résigné à
accepter sa condition, mais résolu à montrer que ça lui coûte. Mais résigné à
ne pas le dire tout haut. Mais quand même résolu à ce que tout le monde le
sache. Bref. Il pousse de bruyants soupirs d'impatience, environ deux par
minute. Sinon, du poil lui sort des narines. Certes, cela n'a aucun rapport,
simplement, cela ne joue pas en sa faveur, pareil pour l'odeur. Mais pas de
doute, celui-là est à peine mieux loti que moi. Je suppose qu'il devrait m'être
plus sympathique que les autres ; ce n'est pas le cas. J'espère seulement que
je porte mieux ma condition de dernier que ce monsieur ne semble supporter
celle d'avant-dernier.
En face de
moi se tient une femme d'âge moyen, trop détendue pour ne pas être l'heureuse
numéro un. Physique quelconque, mais posture parfaite : dos droit sans être
raide, jambes croisées qui ne tressautent pas. Aucune agitation ne vient
troubler ce corps détendu, hormis le geste lent et régulier de ses mains qui
tournent les pages d'une revue. Détail intéressant, cette femme ne semble
souffrir d'aucun mal, à se demander, d'ailleurs, ce qu'elle fait dans un
cabinet médical. Prendre la place des autres, pardi! Bien vu, la bête.
Bzzz! Tiens,
un nouvel arrivant. Je vais lui refiler ma place de dernier. Pauvre de lui...
Oui mais au fond, la bête ronronne. Et alors? Je suis quelqu'un de bien, je
peux quand même grogner de temps en temps. Le ventru à ma droite ne doit pas
s'en priver, lui. Je fixe la porte avec une impatience mauvaise, dans
l'attente qu'elle s'ouvre sur le nouveau, le nouveau dernier.
Elle s'ouvre
en effet, sur une femme portant un enfant. Au même moment, les pas du toubib
résonnent sur le palier. La femme s'écroule, plus qu'elle ne s'assoit, sur le
premier siège qu'elle trouve. Elle est essoufflée. Le toubib fait son entrée,
mais il n'a pas encore dit un mot qu'une autre voix se fait entendre.
"Passez
d'abord, madame...
Le ventru,
poilu, qui pue. L'avant dernier. Qui était en fait le premier. Sa voix est
étonnamment douce.
- il n'a
vraiment pas l'air bien ce petit.
La bête vient
de se prendre un direct du droit, un uppercut d'humanité. L'homme balaie toute
protestation, tout remerciement. De ses grands gestes, il pousse quasiment la
femme et l'enfant dehors. Alors, sans regarder personne en particulier, un peu
gêné, il marmonne :
- Ben on
n'est pas à cinq minutes quand même. Le pauvre gosse."
A présent je
peux dire que je suis le dernier. Le dernier sur toute la ligne.