Perdu
dans le noir
« Han, han » Son
ahanement discontinu emplit l’air d’une vapeur épaisse. Ses pas se perdent dans
la neige, il ne parvient pas à avancer, ralenti par le froid glacial qui règne
dans les environs. Malgré les obstacles, il court. Il doit s’échapper. Pas le
choix. S’en sortir…ou mourir.
Le soleil se lève sur les cimes
enneigées, dévoilant un paysage splendide et démesuré. Les sapins blanchâtres
s’alignent inéluctablement, mouvant leurs branches dans un ballet insensé. Au
loin, derrière la chaîne de montagne, de la fumée s’échappe de ce qui doit
probablement être une habitation humaine. L’homme s’arrête quelques instants,
reprend son souffle lentement. Sa barbe fournie semble témoin du temps passé
loin de la civilisation. Autour de lui le silence est presque total, uniquement
interrompu par le flot d’une rivière proche. De l’eau… Depuis quand n’a-t-il pas bu ? Toute notion du temps
lui est étrangère, c’est à peine s’il parvient à compter les heures, perdu dans
sa fuite sans issue. Il garde quelques fragments de son passé. Sa femme, son
fils, la ville qui empestait la modernité. Alors qu’il songe innocemment, du
bruit. Des bruits de pas. Sa tête effectue un va-et-vient de droite à gauche.
La panique monte en lui. Ce sont eux…
Dans un mouvement instinctif,
l’homme se lève brusquement et tente de courir. Ses pas sont lourds, son corps
ankylosé. Toute énergie l’a quitté, il en est réduit à un pataud tas de chair,
bon à nourrir les loups. Crac crac. A
proximité, des morceaux d’écorce gelée se craquellent. La respiration de
l’homme s’intensifie, le rythme de ses pas s’accélère. Les craquements se
rapprochent, inexorablement, comme le vent de l’est souffle sans répit à
travers les montagnes, semblant indiquer l’imminence de l’enfer et de son
éternel charnier. Une forme se distingue désormais, l’homme trébuche, chute
lourdement contre le sol, produisant un son étouffé dans la neige mousseuse. La
panique l’envahit, entre dans tous ses pores. Un mélange de bave et de morve
coule sur sa poitrine recouverte par une épaisse fourrure. Les arbres se rétractent, l’ennemi approche
avec une lenteur insoutenable, et … Un élan. Majestueux et digne. Ses cornes
d’acier contrastent avec la pureté extrême du paysage alentour. L’animal est
figé, son regard dans le lointain, comme s’il cherchait un congénère
quelconque. Dans un soupir de soulagement, l’homme laisse échapper un
grognement rauque. Son regard croise celui de l’élan. Les yeux de la bête sont
empreints d’une tristesse infinie, presque mélancolique. Un rictus d’ironie se
dessine sur sa bouche difforme. Puis, l’animal s’active, déployant ses pattes
disproportionnées au-dessus de l’homme. Il l’enjambe, le chevauche comme le
ferait un arc-en-ciel les soirs d’été. L’instant paraît durer un temps insensé
à l’homme, qui observe la scène, fasciné. La dernière patte soulevée, les deux
êtres s’éloignent, l’élan agitant sa queue tel un signe d’adieu. L’homme
brandit sa main, désemparé. Ses yeux quittent l’animal, avant de venir se
perdre vers les falaises.
Une nuit a passé. L’homme est à
l’orée de la forêt, marchant dans la lumière vespérale. Surtout ne pas entrer
dans les bois. C’est ce que lui avait expliqué son père, peu de temps avant de
mourir. Les bois… C’est dans les bois
qu’ils sont le plus redoutables… Hagard, épuisé et encore traumatisé par
son expérience d’hier, l’homme suit les traces laissées-là par les derniers
habitants des lieux, cette région étant complètement déserte désormais. Guidé
par le soleil voilé, celui qu’on pourrait presque qualifier de bête jette des
regards furtifs autour de lui, inquiet. Soudainement, une exhalaison s’empare
de son être. Un doux fumet. Repoussant et attirant. Rageusement, l’homme se
jette à travers les bois. Il esquive les arbres, uniquement concentré sur cette
odeur fétide. De légers flocons tombent sur ses épaules avec délicatesse.
Machinalement, il tend la langue puis la referme, sa proie en bouche. Souviens-toi de la forêt… Il se freine
subitement, sous le choc. Devant lui sont étalés deux corps, probablement en décomposition.
Un homme, assez jeune et une femme, sûrement sa mère. Ils doivent être morts
sous l’effet du froid glacial, aucune marque apparente n’étant visible. L’homme
se fait la réflexion qu’ils sont
entièrement nus. Les peaux d’ours se seraient-elles envolées ? Ou
bien volées ? En tous les cas, l’homme est violemment pris par une
sensation tenace au milieu de l’estomac. De la salive descend de sa langue,
formant un ruisseau pâle. Il s’empare de sa serpe et se dirige vers le jeune
homme. Un coup sec et le bras droit se détache, semblable au corps d’une poupée
désarticulée. Un autre coup et la main se décolle. Avec un appétit palpable,
l’homme croque dans le moignon sanguinolent. Sa bouche se marie à la chaire
blanche, embrassant chaque fibre, chaque tendon, se cognant contre chaque os,
puis dévorant le tout. L’homme croque avidement, déchirant tel un sauvage la
peau glacée, qui cède sous les coups de canines aiguisées. Alors que son festin
va prendre fin, une lueur éclaire l’homme dans le dos. Il lâche le bras, qui
ressemble d’ailleurs plus à un reste de viande qu’à un membre humain, et voit
des formes l’entourer, le cerner dans un mouvement hypnotique. Autour de lui
des apparitions ectoplasmiques gravitent. Perdu dans ce tourbillon de
blancheur, l’homme tombe à terre. Dans un éclair il croit reconnaître…son père.
Celui-ci est figé dans une expression de défiance, presque d’hostilité. A ses
côtés se tient sa mère, sa sœur et son frère au cou majestueusement long, d’une
finesse famélique. Des larmes coulent de ses yeux, et l’homme se souvient de ce
jour maudit. Il se revoit brandir la hache et l’abattre avec violence. Il se
revoit porter le corps jusqu’à la rivière et ce voisin qui l’avait surpris. Il
revoit ses parents, perdus dans une hystérie totale et mortifère. Il revoit la
flamme se baladant sur la maison. Leur dernier jour. Juste avant d’émettre son
dernier râle, l’homme voit les formes disparaître, le soleil se coucher et
emplir l’espace d’une obscurité totale, le laissant, lui, seul, perdu dans le
noir.