Longtemps,
je l’ai cherché. Celui-ci trop grand, l’autre maigrelet, casse-cou ou traînard.
Sans compter les arguments des margoulins cherchant à tirer profit de mon
inexpérience, je n’ai pas cédé.
J’ai cherché loin. Trop loin. Quartz
du Moulin m’attendait à quelques pâtures de chez moi. Un étalon de dix-huit
mois, l’œil vif, les oreilles bien plantées, il m’a regardé avec insolence
entrer dans son pré. Il secoua sa mèche, s’ébroua, partit d’un trot net et
rapide, tourna des ruades joyeuses, décrivit de grands cercles, enfin s’arrêta
à ma hauteur. Il me regardait, frétillant, sans peur. Nul ne sait l’intime
secret entre l’homme et le cheval, mais je n’ai pas douté : c’était lui.
Ma main glissa sous son toupet, suivit la liste blanche le long de son
chanfrein, il ne bougea pas. Ses yeux aux longs cils restaient attentifs, sa
peau frissonnait sous mes doigts émus. Il m’a accompagné jusqu’au portail. Je
suis parti. Il m’a rappelé.
J’ai attendu qu’il ait deux ans pour
lui enseigner les bases de notre compagnonnage. Lui, Quartz arborait avec
frénésie sa jeunesse et assouvissait sa passion de la course. Il était libre,
cheveux au vent. Peu à peu je lui ai appris à porter des charges. Jusqu’au jour
où j’ai décidé que c’était mon tour en m’installant en travers de la selle puis
en l’enfourchant. Il a paru surpris, a voulu s’enfuir, mais le mors bridait ses
lèvres, mes jambes s’enfonçaient dans ses côtes. Il se cabra, hennit sa colère
avec fureur, banda ses forces pour se débarrasser de moi, il fit un brusque
écart. Je le rassurai : « Calme. Calme. » Il céda, je lui imposai de tourner, il tourna
cherchant sans cesse à aller droit devant, ventre à terre. Après un tour parfait,
je suis descendu. Il gardait un œil rancunier. Sa respiration s’est apaisée. Il
s’est campé devant moi. J’ai embrassé le bout de son nez qu’il a soyeux,
gratouillé sa tête, il a souri.
C’était il y a bien longtemps.
Aujourd’hui je chemine à ses côtés, les souvenirs se pressent, je m’étonne de
m’être si rarement tourné sur le passé. Tout ce qui a été reprend vie, sans
regret, juste l’envie de rejouer ces années où les pâtures étaient vastes,
abritées par des bocages et où l’argent n’était pas le bonheur. Aujourd’hui
c’est notre dernière randonnée. Après, nous aurons tout loisir de nous
remémorer les jours où nous gambadions sur les chemins, de Compostelle aux
rencontres exceptionnelles, du Vercors aride et majestueux et tous les autres.
Quartz n’y pense pas, il ne se lasse pas des parfums de la Provence, il a gardé
cet enivrement du galop. Il a saisi le tapis de selle entre ses lèvres et me
l’a tendu, j’ai tout installé et hop ! En avant ! Jusque sur le flanc
du Ventoux ! Nous sommes impatients. Quartz frappe d’un battement régulier
les mottes de terre des sentiers et sur la route, fait tinter la battue
cadencée de son pas. Le vent gonfle sa crinière, souffle sur mon visage. Cours,
mon cheval, que la joie est légère avec toi ! Nous nous reposons dans la
cédraie toute de fraîcheur et de silence avant de rejoindre nos amis à Bédoin.
Julie nous accueille. Elle est
arrivée, brinquebalante, de grisâtre vêtue. Elle ne nous voit plus, est allée
d’instinct vers Quartz. Il est tout ému par cette trentenaire venue le saluer.
Il tend le cou, pose sa tête sur l’encolure de la visiteuse. Elle hennit
doucement, il lui gratte le dos avec ses dents, elle ne bronche pas. Ils
restent immobiles, il la protège et elle, cale ses vieux jours contre lui. Je
n’ose pas troubler leur tendresse. Nous ne les séparons pas, juste conduits
dans le manège où elle passe ses nuits couchée sur le sable. Francis, son
maître la remet debout tous les jours à l’aide d’une petite grue « Elle
partira d’elle-même quand il sera temps » puis il ajoute avec un
léger trémolo: « Nous avons grandi ensemble »
Ce matin, elle est allongée. Sans
respirer. Quartz la veille, la tête inclinée au-dessus d’elle. C’est alors que
je remarque comme il a vieilli. Sa pelisse s’est râpée de blanc, sa liste se fond
dans le reste blanchi du visage. J’ai honte de l’avoir entraîné jusqu’ici.
Désormais je marche derrière lui,
m’arrête quand un brin de verdure le tente. Il porte lourd son chagrin, il est
là-bas, avec sa compagne d’une nuit. A la halte, il laisse aller sa tête contre
le sol. Il se couche et moi, par habitude, je m’étends, son corps pour
oreiller. Quelque chose gargouille, râle dans sa gorge, ses yeux se dilatent,
s’éteignent, me regardent sans ciller, ses jambes se raidissent. Il rejoint
Julie.
Notre
temps de galop est fini, Quartz. Il me reste les souvenirs. Que dans chacun de mes
pas résonne ta voix, que dans chaque coup de vent palpite ton cœur.