Sens dessus-dessous
Ils venaient tous et
ralentissaient tous en arrivant devant l’école où exerçait la nouvelle
institutrice, ou plus exactement, devant son petit jardin. Certains s’arrêtaient un instant,
d’autres continuaient leur chemin de petits bonhommes, mais tous secouaient la
tête, d’un air navré, en contemplant la
cause du scandale. Ils venaient tous !
Même Monsieur le curé ! On aurait
vu le saint homme, paraît-il,
lorgner un long moment l’école laïque et publique des filles, et se
signer précipitamment en passant devant l’objet sacrilège !
Hélène, la petite institutrice,
s’étonnait de cette balade incessante devant son jardinet.
Après ce défilé devant sa porte,
elle eut droit aux offrandes. Le Mathieu lui apporta deux grosses tranches de
jambon et il la regardait avec un tel air de concupiscence qu’elle fut très
vite mal à la l’aise
Et puis ce fut au tour du
maréchal-ferrant : il lui offrit un transistor et posa une main moite et tremblante sur son
bras nu. Éperdue, elle refusa son cadeau et se réfugia chez elle.
Méfiante, désormais, elle évitait de se trouver en tête à tête avec les
hommes du village. Pourtant, quand le maire lui
apporta un beau fromage de sa ferme, elle ne put que le laisser entrer.
Il proposa aussitôt de faire repeindre son appartement de fonction, puis il
l’attira contre lui. La petite institutrice essayait désespérément de le repousser.
Des coups frappés à sa porte la
délivrèrent : ses sauveurs étaient deux élèves qui lui apportaient des
œufs frais. La jeune femme les embrassa avec reconnaissance !
Mais
que lui arrivait-il ? Pourquoi soudain, attirait-elle tous les hommes du
village ? Pourquoi les femmes
devenaient –elles de plus en plus
distantes envers elle ?
Les premiers mois de son arrivée, en octobre
1958, les mamans lui demandaient gentiment si elle s’habituait bien à ce petit
village de la Nièvre et Hélène toujours seule auprès des enfants, appréciait
ces instants de conversation entre adultes.
Mais, depuis quelques mois, les mères ne
s’approchaient plus d’elle. Groupées
plus loin, elles la dévisageaient avec insistance en
chuchotant. Que se passait-il ? La pauvre petite maîtresse d’école
laïque ne savait plus à quel saint se vouer !
C’était le Mathieu qui le premier
avait aperçu l’objet de scandale. Il avait chuchoté : « Vous avez vu dans le jardin de l’institutrice ? »
De
bouche en bouche, d’oreille en oreille, la mal était fait : la rumeur
s’insinuait, se répandait, gagnait tout le village : chez les uns, elle
suscitait l’indignation, chez d’autres elle éveillait la concupiscence, mais
chez tous, elle aboutissait au blâme.
Pauvre Hélène, elle essayait de trouver ce qui
dans son comportement avait pu provoquer une telle animosité, mais elle n’avait
rien à se reprocher !
L’intérêt soudain des hommes n’était
pas ce qui la préoccupait le plus. Elle était jeune, consciente de son charme
et se sentait capable de remettre gentiment
à leur place ces paysans soupirant devant une jeune citadine Non, ce qui
la tracassait était l’animosité des femmes à son égard.
Un soir, n’y tenant plus, elle
s’avança vers le cercle hostile des mères attendant leurs enfants.
« Bonjour Mesdames !» dit en souriant la petite institutrice.
Personne ne lui répondit, il lui
sembla même entendre le mot « dévergondée», murmuré par une grosse matrone.
Hélène prit son courage à deux
mains et murmura d’une voix chevrotante alors qu’elle aurait voulu paraître
sûre d’elle :
« Enfin, que se passe-t-il ?
Pourquoi m’évitez-vous ? »
Elles fuirent
en ricanant. Seule, la femme du Receveur des Postes lui répondit :
« Vous avez mis sens dessus –dessous, les bonnes mœurs du
village !
- Moi ? s’indigna Hélène
-
Oui ! Les femmes vous en veulent parce que vous excitez leur mari avec vos
dessous sexy ! »
- « Mes dessous-sexy ? » interrogea Hélène ingénument.
- On vous reproche
d’étendre vos culottes et vos soutiens-gorge dans votre jardin, à la vue de
tous
-Mais comment étendre le linge autrement ?
- Nous, les femmes, nous cachons
toujours nos culottes et nos soutiens -gorge à l’intérieur d’une taie
d’oreiller pour les faire sécher !
Vos dessous ont mis le village
sens dessus dessous ! Vous avez excité les hommes et rendu les
femmes jalouses !
En courant Hélène fonça droit vers
l’étendoir et décrocha en toute hâte, les sous-vêtements qui avaient bouleversé
le village: trois culottes en coton rose et deux soutien-gorge qui n’avaient
rien de sexy ! Le rouge aux joues, elle se dépêcha de rentrer dans son
appartement sous les ricanements de deux villageois, qui passaient, par hasard,
semblait-il, devant le jardinet de la petite institutrice.